Voici la dernière partie du chapitre sur la description expérientielle de Ray Rhamey, traduit, avec l'autorisation de l'auteur, par ma nièce, Julie Côté, pour mes ateliers d'écriture.
« Description expérientielle de l'action
La description expérientielle signifie que la même action, vécue par deux personnages différents, est une expérience complètement différente pour chacun des deux personnages et, par le fait même, pour le lecteur. Voyons d'abord la technique de la caméra objective :
“Morticia se pencha vers l'avant, les narines dilatées. Elle enfonça ses crocs dans la nuque de Frank. Le sang afflua dans sa bouche, tout en tombant goutte à goutte du cou de sa proie. Il gémissait et se tordait, mais elle le tenait solidement contre le mur, se délectant de son essence.”
Voici le problème : les personnages ne sont pas des caméras. Ils vivent l'action, ils ne la regardent pas se produire. Leur expérience doit se sentir dans la manière dont l'action est relatée. Voici donc l'action du point de vue de Morticia :
“Morticia se pencha vers l'avant. L'odeur du sang de Frank, dont la pulsation était visible sous la peau de son cou, provoquait son excitation. Ses crocs s'allongèrent et elle les enfonça dans une veine. La douceur du sang se frayait un chemin de sa langue jusqu'à sa gorge. Son gémissement ne faisait que l'attiser davantage et, quand elle le sentit se tordre sous sa poigne, elle regagna de la force pour le tenir solidement contre le mur, se délectant de l'arôme de sa frayeur et se délectant du goût riche de son essence.”
Pensez-vous que l'expérience de Frank au même moment puisse être décrite identiquement à l'expérience de Morticia ? C'est très peu probable...
“Frank se contracta quand Morticia se pencha vers lui, un éclat de panique s'emparant de son esprit. Elle... le sentait ? Oh ! Mon Dieu ! Et elle avait des crocs et ils s'allongeaient sous son regard. Elle les enfonça et il sentit deux pointes percer son cou douloureusement. Un liquide chaud coulait sur sa nuque — était-ce bien son sang ? Un gémissement lui échappa et il se tordit, poussant de toutes ses forces pour s'échapper. Comme s'il était un enfant, elle le coinça contre le mur avec une force incroyable.”
Je ne clame pas que les exemples ci-dessus soient du grand art — je ne les ai écrits qu'en vitesse après tout ! —, mais je crois que la technique qui y est illustrée est essentielle à la création d'une expérience pour votre lecteur. Décrire, oui, mais pas sans ajouter une saveur à la scène en question en partageant la manière dont le personnage la ressent et la vie. Même une couleur peut porter un sens. Dans les phrases suivantes, voyez lesquelles vous transmettent une expérience versus une simple information.
La robe de Sheila est bleue.
La robe de Sheila était du même bleu douteux dont se vêtait la mère de Steve quand elle sortait boire.
J'ai remarqué l'utilisation élégante que faisait Benjamin Black de cette technique dans The Siver Swans. Une femme regarde un homme qui pourrait être tout simplement décrit comme grand et maigre. Toutefois, l'auteur nous le fait plutôt percevoir à travers le regard de la femme, de manière à caractériser les deux personnages.
“Quelle adorable démarche souple il avait, se penchant un peu d'un côté et puis de l'autre à chacune des longues enjambées qu'il faisait, ses épaules se baissant au rythme de ses pas et sa tête glissant doucement vers l'arrière et vers l'avant sur son cou fin et long comme une tige, rappelant la tête d'un exotique et merveilleux oiseau échassier.”
Vous avez assez d'exemples ?
En contre-exemples...
Il n'y a pas de règle absolue. Je me sens obligé de préciser que, bien que je pense que l'utilisation de la description expérientielle dans un moment propice rende la fiction plus riche et plus attirante, ce n'est pas la seule façon de rendre une histoire fascinante.
La raison pour laquelle je me sens obligé de faire cette précision est que, lorsque je peaufinais ce manuscrit, je suis tombé sur le livre de Stephen King Les yeux du dragon. Publié en 1988, ce roman de King a la structure d'un conte typique; il y a le bon prince, le prince méchant, le magicien diabolique, les dragons, etc.
L'Histoire est racontée par King en tant que narrateur et, à l'occasion, il s'adresse directement au lecteur. Il ne transmet pas l'expérience des personnages, laissant au lecteur le rôle d'observateur plus que celui de participant.
Pourtant, grâce à la voix de King et au comique de l'histoire, j'ai eu beaucoup de plaisir à lire de livre. La distance entre le lecteur et l'histoire ne dérange pas, car la voix de ce talentueux narrateur qui chuchote à l'oreille du lecteur rend le tout très amusant.
Voilà ce qui est dit.
Toutefois, il va sans dire que la même histoire et les mêmes personnages auraient pu avoir un impact plus fort sur le lecteur si l'histoire avait été écrite d'une autre manière. Là est toute la beauté d'être écrivain; vous disposez d'une liberté infinie sur l'expérience de lecture que vous voulez faire vivre à vos lecteurs (son degré d'implication émotionnelle et intellectuelle).
Vous êtes le conducteur, vous choisissez la route; vous n'avez plus qu'à rendre le voyage le plus agréable possible. »
Ceci conclut la série des trois billets consacrés à la description expérientielle. Si vous avez aimé ces textes qui, je vous rappelle, ne sont pas de moi, mais de Ray Rhamey, auteur du livre Flogging the Quill, vous pouvez toujours vous procurer son bouquin
ICI, pour connaître ses autres techniques de narration. C'est un très bon livre, écrit en anglais cependant, mais la langue ne devrait pas être un obstacle pour ceux et celles qui veulent apprendre... Non ? Ayez un bon dictionnaire anglais/français et une grammaire anglaise à la portée de main, et voilà ! Vous comprendrez !
Merci de me lire.
À bientôt,
Annie xxx...